samedi 4 décembre 2010

La tête à hier...


           Cela fait cinq jours que je suis à Port-Salut et j’ai déjà oublié que pour y arriver il a fallu passer par la route de Carrefour. Oui, mon pays est beau et la mer y est merveilleuse. Vautrée dans un canot à moteur,  à peut-être cinq cent mètres de la côte, j'ai depuis longtemps oublié le difficile chemin parcouru pour arriver jusqu'ici. Après cinq jours dans cet endroit, j'admire encore, éblouie comme au premier jour, le paysage de la côte Sud, en me disant que cela doit être cela le paradis.

                 Depuis un moment le moteur du petit bateau est éteint car le Capitaine est en train de libérer son hameçon, pris dans le filet  d’un pêcheur des environs. Il pourrait « lever la nasse » nous dit-il, mais  l’homme prudent qu’il est ne le fera pas, car dans l’eau il y a un petit « baka ki gen yon pyé ak yon ponyèt »  qui punit les voleurs. Pittoresque tableau. Un peu en désaccord avec ce sublime paysage. Mais après tout, moi qui fut nourrie toute mon enfance, de contes de fées, pourquoi m'étonner  de la sournoise présence en de si beaux lieux, et sous l'eau tranquille, d'un baka vengeur et féroce. 

                A quoi doit-il ressembler ? ou à qui ? 
                Le regard perdu dans les flots bleus, ma troisième bière "bien frappée" en main, je me plais à donner plusieurs visages au monstre sous-marin de Pointe Sable.  Très vite, j’opte pour un faciès bien précis (non, je ne vous dirai pas celui de qui). Je me vois aussi  « filant » sur un jet ski, accrochant par mégarde le filet d'un pêcheur, puis laissant là ma monture, nageant pour atteindre la côte, pour finir (ô la malheureuse !), dévorée par le baka...Perspective peu réjouissante. Mieux vaut penser à autre chose...

Mon esprit vagabonde...Tiens, si je prenais mes résolutions pour la nouvelle année ?
Un : Aller plus souvent à la mer,
Deux : Dire plus souvent  "I don’t care"
Trois : Boire  plus  de  bière (Tiens ! ça rime, )
Quatre : Ne pas péter plus haut que mon derrière
Cinq : Ne fréquenter que ceux qui me sont chers,
Six : Mieux protéger mes arrières,
Sept : M’éloigner des gens qui déblatèrent,
Huit : Gagner beaucoup de billets verts,
Neuf : Manger plus de pomme de terres (Notez que j’aurais pu en manger moins aussi, puisque c’est pour la rime)
Et Dix : Ne pas avoir « La tête à Hier »…. (j'allais dire ailleurs... lapsus ou rime  ?)

             Est-ce la "cervoise" qui parle à ma place... Je prends mes résolutions très au sérieux, particulièrement la première : "Aller plus souvent à la mer "… Et pourquoi ne pas y habiter pendant que j’y suis… Ah que l'idée est séduisante ! Y transférer mon bureau peut-être ? Un bel exemple de décentralisation. Je pourrais peut-être offrir des services différents : "Lambi hygiénique livraison en 20 minutes". Ça y est ! Je ne rentre pas chez moi, je ne passe pas par Carrefour, je ne passe pas "GO" et je ne prends pas mes deux-cents dollars. Je reste habiter ici. Je ferai du outsourcing, travaillerai dans un hôtel, planterai des abricots !  Je me vois bien vêtue de mon paréo, faire la marche tous les matins sous les cocotiers. Je me vois élevant poules et "cabris"….Oui, je resterai ici !!  C'est décidé !

            Mais en passant à ma deuxième résolution, je déchante  tout à coup, sachant que « I don’t care » n’est pas toujours possible en ce bas monde… Et puis... comment vais-je gagner mes billets verts si je passe mon temps à boire de la bière au bord de l’eau ? Je déchante aussi vite que je m'étais emportée...doux et impossible rêve, dû sans doute à l'euphorie de l'alcool et la magie des lieux.

           Mais, pourquoi  Diable  alors que ces plages  existent chez nous, y  a t-il des gens qui vivent encore dans le béton, les fatras et la poussière de la ville. La baie de Port-au-Prince ressemblait-elle il fut un temps, à Port-Salut ? Si oui, quand ? et quand l’avons nous détruite ainsi ?

           Si demain c’est Port-au-Prince, son vacarme et ses laideurs, comment ne pas avoir la tête à hier, et ailleurs ?

          De quoi sera fait demain dans cette ville affreuse qu'est devenue Port-au-Prince? Des marchés partout, du fatras et des voitures partout, des routes cassées ou inexistantes, du béton partout, des constructions dépareillées, grises, inachevées ne correspondant à aucune norme de confort ou d’esthétique, de la poussière et de la boue, des mornes ou sont plantés autant de maisons-tombeaux qu’ils devraient  y avoir d’arbres. Est-ce de cela que sera fait demain ?

          Demain je serai sur la route et voilà que je pleure déjà à l’idée de troquer ce paradis d’eau et d’arbres  contre cette sorte d’enfer qu’est devenu la Capitale.  Même le petit baka que je n'ai pas rencontré me manque déjà... Les effets de la bière s’en vont peu à peu, et avec eux mes beaux projets s’effritent… On ne bouge pas de chez soi comme ça…

          Voici que le soleil s'en va lentement. Et demain je serai loin. Demain je passerai par la route de Carrefour, j'irai travailler et je dirai : "Hier j’étais sur l’eau, hier j’étais en vacances, hier j’étais sur un bateau, hier tout était beau…". Les yeux perdus, cette fois dans les bidonvilles, j’aurai la tête à hier, au hier de demain...à cet aujourd'hui ensoleillé et inoubliable.

vendredi 17 septembre 2010

Ces choses qu'on ne dit pas











Il y a des choses qu'on ne dit pas.  Comme Yves Duteil, j'aurais aimé ajouter : " Parce que les mots n'existent pas " . Mais non, je suis loin de cette poésie, car en m'installant devant ma page ce soir, je pense plutôt à toutes ces choses que je n'ai pas dites aujourd'hui, par lâcheté, pour rester polie...

Comme le : " Tais-toi , cela ne m'intéresse pas ! ",  que j'aurais voulu lancer à cet ami bavard, au lieu de l'écouter comme je l'ai  fait, en souriant, la tête ailleurs, jusqu'à la fin de son récit.

Maintenant encore, il y a dans mon miroir, cette femme à qui j'aurais voulu dire : " Tu es en train de te fourvoyer, rien de tout cela n'est important ".  Mais j'ai cette page à écrire, et j'ai demandé à la femme du miroir de m'aider à la remplir, donc je n'ai pas osé lui dire ses quatre vérités.

La journée est terminée.  Il fait nuit, tout est silencieux. L'air, tout comme les vêtements de la journée que je porte encore, est imprégné de toutes ces choses qu'on ne dit pas...

A cette personne rencontrée par hasard ce matin et qui, le douze janvier, a vu toute sa famille disparaître sous les décombres, j'aurais voulu exprimer mon chagrin, mon énorme sentiment d'impuissance et d'inutilité devant le drame de sa vie.  J'aurais tant voulu lui dire que, quand je pense à tous ces maux qui l'accablent, j'ai honte d'être en vie...  mais les mots qui sont sortis de ma bouche ont été : " Mes sympathies ".

A ce dîner où l'on discutait des nombreux problèmes d'Haïti, quand quelqu'un m'a demandé comment je voyais l'avenir de mon pays,  alors que j'allais ouvrir la bouche pour répondre : " Il est foutu ",  j'ai choisi, dans une longue envolée optimiste, de parler de l'engagement citoyen.

Après une tournée en ville, tôt ce matin, j'ai voulu pleurer, hurler ma douleur devant ces ruines et cette misère croissante, crier que ce n'est pas possible, que c'est injuste, que Dieu n'existe pas ; mais refoulant ma rage et mes larmes, j'ai choisi de dire : " Cela fait pourtant huit mois, comme les progrès sont lents ! "

Il y a des choses que l'on n’exprime pas. Pour rester fort. Pour se berner soi-même. Pour berner les autres  parfois. Pour continuer à vivre, pour poursuivre le combat...

A ce grand sot qui feignait ce soir d'ignorer ma présence, j'ai eu envie de glisser un : "Je t'aime bien tu sais", mais j'ai fait semblant de l'ignorer moi aussi.

Mon amie était en larmes et je n'étais qu'à deux secondes de la prendre dans mes bras, mais quand j'ai ouvert la bouche, c'était  pour lui dire qu'il se faisait tard et que je devais rentrer chez moi.

A  ces gens attablés avec moi,  j'ai eu envie demander leur propre perception du bonheur ; mais quand j'ai eu parlé, c'était plutôt pour demander qu'on me passe le beurre.

Il y a des risques que l'on ne prend pas... Pourquoi ? Allez savoir !   Pour ne pas se montrer vulnérable.   Par peur de l'autre aussi, je crois. Parce qu'on ne sait jamais comment la spontanéité sera reçue.  Alors, on choisit de dire ces mots qu'on croit que les autres attendent de nous. Ou bien on se tait.

Réprimant un fou rire devant le faciès d'un dénommé " tèt boulett "  je lui ai adressé, le visage impassible,  une salutation d'une banalité désolante.

A la question : "Es-tu heureuse, toi ?"  posée une amie, d'un ton dramatique, j'ai laissé s'évanouir le souriant "oui" que je m'apprêtais à répondre. "Est-on jamais totalement heureux...?" répondis-je plutôt gravement...

Il y a des choses qu'on ne dit  pas, comme celles qui racontent notre joie.  Pourquoi ?  Pour rassurer les autres.  Parce que la vie n'est vivable que comme cela.

A ce vieil homme qui essaie de gagner ma sympathie je voudrais dire et redire : "Je ne t'aime pas", mais ce qui sort chaque jour de ma bouche c'est : "Bonjour, ça va ?"

A ce collaborateur qui, ce matin, se confondait en de plates excuses, j'ai eu envie de dire : "Je ne m'attendais pas mieux de ta part, " ; mais j'ai préféré le rassurer, en lui disant : "Ce n'est pas grave, ne t'inquiète pas ".

Un commerçant se plaignait gentiment de ne plus recevoir de mes visites à son magasin.  J'aurais dû lui répondre : " Chez toi c'est trop cher, tu ne me verras pas souvent " ; mais je lui ai tout de même dit en souriant, que ces jours-ci,  je n'avais pas beaucoup de  temps.

A la vermine, j'ai écrit : " Madame ", à une canaille, j'ai dit " Monsieur "....

Il y a des choses qu'on ne nomme pas... Pourquoi ?  Parce qu'il faut en prévoir les conséquences, sans doute.  Parce que la vérité blesse, Pour être aimable. Par intérêt aussi, je crois.

Il y a des choses qu'on ne dit pas.  Et j'ai passé ma journée à taire toutes ces choses-là. Pour garder dans mon langage celles que l'on dit.  Le "je t'aime" était pour qui voulait l'entendre, et le "Vive Haïti" a été prononcé à un moment bien choisi.

Aujourd'hui j'ai été très polie, et complaisante.  Trop, et cela m'ennuie.  Peut-être pourrais-je mieux terminer la journée, en vous disant sur ces pages, que je n'étais pas réellement inspirée, que je n'avais pas envie d'écrire, que je l'ai fait par habitude, pour faire plaisir.

Et que derrière ces lignes que vous venez de lire, il y a plein de choses qui ne s'écrivent pas...